Médias, migrations : la fabrique de l’opinion

Table ronde #8 : Femmes et migrations — 8 mars 2023

A l’occasion de la journée internationale de lutte pour les droits des femmes, chercheurs et journalistes interrogent les cadrages médiatiques des parcours migratoires des femmes.

Souvent réduites au regroupement familial ou simplement invisibilisées, en quoi leurs trajectoires se distinguent de celles des hommes ? L’émigration est-elle vecteur d’émancipation ou d’exploitation ? Comment les médias rendent compte de la complexité des expériences et des enjeux des migrations féminines ?


Introduction : 


Intervenantes :

Compte-rendu


Nina Sahraoui introduit cet échange en proposant des exemples de l’invisibilisation et sur-visibilisation des femmes migrantes dans le champ des médias.

La figure qui a longtemps dominé est celle de l’homme seul qui est rejoint par une femme, dépourvue de capacité d’agir. On oppose souvent la migration familiale à la migration de travail. Or, il faut déconstruire cette image car, sur le terrain, la réalité est plus complexe.

De nombreuses femmes immigrées sont présentes dans le secteur du soin et de la santé, par exemple. Tout le secteur du care et de la prise en charge du soin, dépendent d’une main d’œuvre féminisée et racisée, rappelle la chercheuse. Si l’idée d’une régularisation par le travail incluse dans le projet de loi sur l’immigration peut améliorer les droits des personnes, cette loi risque en fait de porter préjudice aux femmes qui occupent des métiers moins structurés et moins reconnus. Il est impossible aujourd’hui de migrer légalement pour un métier du Care car ceux-ci sont considérés comme peu qualifiés (auxiliaire de vie…). Pourtant, nous vivons dans une société qui a collectivement décidé d’externaliser le soin et de le sous-traiter aux femmes. Mais sans qu’on ne reconnaisse leur contribution. Il y a une hypocrisie à maintenir une politique d’immigration aussi restrictive alors qu’on ne leur accorde pas de reconnaissance formelle (immigration de travail, salaires bas…).

Beaucoup de femmes migrantes travaillent, à rebours des représentations et indépendamment de leurs catégories administratives.

Inversement, il y a une sur-visibilisation de certaines femmes dans les médias et rhétoriques politiques. C’est le cas de femmes pointées du doigt car elles instrumentaliseraient leur capacité reproductive pour obtenir des droits qu’elles ne mériteraient pas. Nina Sahraoui présente l’exemple des femmes à Mayotte, où elle a mené des enquêtes. Les représentations au sujet de ces femmes ont même conduit à une réforme du droit de la nationalité en 2018. Dorénavant, les enfants nés à Mayotte ne pourront devenir français que si au moins un de leurs parents avait un titre de séjour au moment de leur naissance. C’est une inégalité sur le territoire français. Son enquête a mis en évidence que la régularisation est très difficile et qu’il est donc courant que les femmes passent plusieurs années avant d’être régularisées. Mais au lieu de s’intéresser aux parcours, on continue de nourrir le récit d’invasion permanente… Et même si Mayotte cristallise ces tensions, la France hexagonale n’y échappe pas non plus avertit la chercheuse.


La recherche en sciences humaines et sociales sur les femmes immigrées est née il y a près de 50 ans, rappelle l’historienne, Linda Guerry. Mais reste encore peu lue et peu connue.

Les femmes immigrées deviennent un sujet de recherche à partir du milieu des années 1970. On retient généralement qu’elles sortent de l’invisibilité à ce moment-là.

Elles n’étaient pas pour autant invisibles avant les années 1970, surtout aux yeux des politiques, qui s’y sont toujours intéressés. C'est le cas par exemple dans l’entre-deux-guerres : il y a le besoin d’une main-d’œuvre féminine étrangère (dans le secteur agricole et domestique), y compris pendant la crise économique des années 1930. Les femmes immigrées présentent aussi un intérêt pour les politiques et les démographes dans leur dimension reproductive, avec l’idée de repeupler la France (notamment par le biais de la naturalisation). Mais il s’agissait d’une immigration de peuplement choisie, insiste Linda Guerry. C’était une population blanche, comme les Italiens du Nord de l’Italie, pas ceux du Sud, etc. Dans les années 1920, comme dans les années 1950, on ne veut pas que l’immigration coloniale soit familiale.

Linda Guerry rappelle que plusieurs figures de femmes immigrées se sont succédé : la figure de la mère de famille, de la travailleuse… A partir des années 1990, des sociologues femmes veulent briser les stéréotypes sur les femmes immigrées victimes des traditions, passives et dépendantes, ou la figure de la femme discriminée. L’échelle d’analyse devient plus globale. Ces travaux mobilisent de plus en plus la notion d’agentivité (agency en anglais), pour mieux prendre en compte l’autonomie des femmes immigrées. Les violences subies, dans les parcours migratoires et dans la société d’accueil et les contraintes liées aux rapports de genre sont aussi étudiées. La sociologie qui a été pionnière sur ce sujet. La recherche en histoire est plus tardive.

Depuis 2010, les recherches sur l’exil et les politiques de l’asile prennent aussi en compte les femmes. On sort encore un peu plus de l’image de femmes passives, victimes, compagnes d’hommes. Les sexualités et l’intime sont de plus en plus étudiés note l’historienne, ce qui s’inscrit dans le développement plus général des sciences humaines et sociales sur ces questions. L’échelle microscopique où s’observe la complexité des rapports sociaux est de plus en plus investie.

La recherche, dans un processus cumulatif a aussi montré la diversité des femmes immigrées comme du côté des hommes. La femme immigrée n’existe pas. Il faut parler « des » femmes immigrées dans leur diversité.

Le renouveau féministe depuis les années 2000, fait également émerger des travaux sur l’engagement collectif et les mobilisations des femmes de l’immigration. L’engagement des femmes immigrées est de plus en plus valorisé à la fois dans la recherche et parfois dans les discours publics. Mais depuis quelques années, on observe également un retour de la question des familles.

Les historiens commencent à s’intéresser aux femmes immigrées dans les années 1980 à l’échelle internationale, et beaucoup plus récemment en France, dans les années 2000. 

Ces études ont contesté la nouveauté de la féminisation des migrations internationales et montré qu’en 1960, les femmes représentaient déjà 46,6 % des personnes migrantes dans le monde. Elles sont même parfois majoritaires dans certains groupes et à certains moments, selon le contexte.  

Dans le cas français, il y a une part considérable de femmes parmi les étrangers recensés depuis le 19e siècle (environ 40%) souligne Linda Guerry, qu’elles migrent en famille ou seules, pour travailler dans les usines (textile notamment), ou qu’elles laissent mari et enfants au pays, comme les nourrices italiennes, par exemple.

On entend souvent qu’en France, les femmes immigrées seraient arrivées avec le regroupement familial après la fermeture des frontières à l’immigration de travail en 1974. Là aussi c’est une idée reçue fortement ancrée que la recherche en histoire contribue à déconstruire. D’abord, les familles n’ont pas attendues une « procédure » pour migrer. Ensuite, la procédure de regroupement familiale existe bien avant le milieu des années 1970. Linda Guerry en a trouvé les traces dès les années 1920 ce qui montre que la volonté politique de faire immigrer des familles est assez ancienne. Enfin, contrairement à ce qu’on pense, la fermeture de 1974 s’étend aussi aux familles (à l’exception des membres de la CEE puis de l’Espagne, et du Portugal un peu plus tard). Ce sont les familles algériennes qui étaient particulièrement visées par cette suspension, car elles étaient jugées « indésirables » (Muriel Cohen, 2020) L’immigration familiale est rétablie par le décret du 29 avril 1976 qui reconnait le droit au regroupement familial selon certaines conditions. Puis le Conseil d’État (arrêt du 8 décembre 1978 dit Gisti) élève, au rang de principe général, le droit, pour les étrangers comme pour les nationaux, de mener une vie familiale normale[1]. 

En s’intéressant aux mobilisations politiques des femmes immigrées, la recherche continue de déconstruire les stéréotypes et clichés orientalistes véhiculés dans les années 1950 et 1960. C’est le cas des travaux sur les Algériennes d’origine urbaine venues pour travailler ou étudier, francophones et totalement inscrites dans ce qui était défini comme la modernité alors (pratiques vestimentaires, lieux de sociabilités, etc.). (Marc André, 2016).

 

Pour commencer, Nassira El Moaddem rappelle le moment auquel elle a proposé cette émission, « Parcours de Combattants » : avant l’élection présidentielle, dans un moment politique tendu où les discours d’extrême droite étaient omniprésents, les immigrés étaient désignés coupables et responsables de tout ce qui nous arrivait… La journaliste propose donc une émission à France Inter, dont le sujet de départ est d’entendre des personnes dont les conditions sociales d’origine sont modestes et qui parviennent à leurs objectifs (saison 1). Dans la saison 2, la journaliste s’est concentrée sur des personnes migrantes, des hommes et des femmes.

Pour répondre à la problématique de l’invisibilisation/sur-visibilisation, ce qui importait à Nassira El Moaddem était la notion de vie avant même l’arrivée en France. Elle voulait réintroduire des trajectoires complètes car, souvent rappelle-t-elle, la figure de l’immigré est vue par le prisme de ce qu’ils sont ou représentent en France, quand ce qu’ils sont dans leur pays est complètement absent.

Elle voulait aussi s’extraire du calendrier politique ou électoral et, pour cela, une émission diffusée l’été constituait un avantage, cela permettait d’aller chercher des figures différentes, des témoins qu’on n’entend pas habituellement. Donc dans cette série, la journaliste s’est extraite de l’enjeu de représentativité de telle ou telle question pour viser une diversité de profils et il y a des femmes qui viennent de différents endroits.

De plus, cette émission longue (1h) est construite avec les personnes interviewées. Il y a une co-construction et une réflexion communes sur les éléments diffusés (des extraits sur leurs pratiques culturelles par exemple, les livres qu’ils aiment lire, les films qu’ils regardent ou la musique qu’ils écoutent…).

Pour Nassira El Moaddem, la notion de prise de parole est très importante car les conditions de production de l’information sont habituellement contraignantes. Là, l’idée est de les laisser parler avec leur propre manière de s’adresser, avec une plus ou moins bonne maitrise de la langue française. Ça fait partie du jeu, ça ne doit pas poser de problème d’avoir des erreurs, des hésitations, des accents…

Je voudrais aussi conclure en ajoutant qu’on parle beaucoup des personnes qui travaillent dans le care et qui vivent dans les grandes villes ou lisières des grandes villes, c’est normal. Mais je voulais casser cette représentation en parlant de l’immigration ouvrière agricole. Je viens d’une famille ouvrière du Loir-et-Cher, par exemple. Il y a une main d’œuvre agricole immigrée importante dans les territoires ruraux ou semi ruraux.

 

Ilioné Schultz prolonge le témoignage de Nassira El Moaddem en souligannt qu’elle ne peut qu’être jalouse de ce temps : 45 minutes avec une seule personne à qui donner la parole… « C’est un luxe qu’on n’a pas à la télé » précise la journaliste au sujet des productions dans lesquelles elle a filmé des femmes migrantes. Ilioné Schultz travaille souvent sur des formats entre 7 et 30 minutes, loin de la démarche documentaire qui se rapproche du travail de Nassira El Moaddem en radio, par exemple. En télé, les conditions de production sont différentes : le temps de préparation est limité à quelques jours pour préparer les reportages… Et l’économie médiatique conditionne beaucoup le travail, mais dans des émissions intéressantes à produire comme Arte Regards, par exemple. Puis, il est difficile de de se soustraire à l’idée de casting. Il faut trouver des profils qui permettent de faire comprendre la réalité au mieux, explique la journaliste, et donc, dès la recherche et jusqu’à la fin, il y a une forme de lissage. Sur place, les journalistes disposent de 6-7 jours seulement pour filmer et ramener des images. Donc cela ne permet pas de passer du temps avec les gens hors caméra, et rend plus difficile de mettre de l’humain au centre de la pratique…

 

Ilioné Schultz nuance et précise qu’elle essaie de faire au mieux pour respecter la personne et ce qu’elle a compris de ses problématiques mais que, bien sûr, elle ne peut pas faire de miracles et résumer en quelques minutes toutes les complexités des situations. Il y a autant de situations que de réfugiées ajoute-t-elle, et pour la télé, c’est compliqué à gérer. C’est difficile, dans ces conditions, de ne pas tomber dans la caricature et le stéréotype. En même temps, il faut reconnaître que, même si c’est imparfait, ces formats permettent de parler de sujets peu connus. Parmi les bonnes pratiques que recommande la journaliste, il faut aussi essayer d’être clairs sur la démarche auprès des personnes interviewées. Il ne faut pas leur laisser croire que tout sera développé ou qu’on ne parlera que d’eux. Et, tant que faire se peut, il est bienvenu de rester dans un échange après la diffusion pour voir comment elles l’ont vécu…

Par ailleurs, Ilioné Schultz souligne le différentiel de traitement médiatique entre les migrantes ukrainiennes et les autres migrantes évoquées par les intervenantes précédentes. En ayant travaillé sur les Roumaines en Bulgarie et en Autriche, elle partage le constat de I’invisibilisation des migrantes du care et voit bien l’hypocrisie croissante à l’échelle européenne. Cela fait des décennies que les Roumaines, les Bulgares, ou les Moldaves sont exploitées en Italie et on en parle assez peu, remarque-t-elle.

 

Discussion

Nassira El Moaddem revient sur l’épisode de la mobilisation sociale des femmes de chambre de l’hôtel Ibis des Batignolles à Paris. Ce succès s’explique en partie parce que cette mobilisation était plus facile à traiter et à suivre pour les journalistes. Ça se passait à Paris, proche des rédactions, des télévisions et des journalistes. Mais ce qui la frappe, c’est à quel point on avait survisibilisé ce combat (et c’est très bien ! précise-t-elle), un combat mené par des femmes avec figure de l’héroïne de Rachel Keke. Mais aujourd’hui, maintenant qu’elle est devenue députée, le discours médiatique et politique s’est renversé au point d’en faire une hystérique, mal habillée à l’AN… tous les attributs péjoratifs lui sont collés. Il y a un renversement phénoménal et on ne lui donne plus la parole.

On compte aussi sur la présence de supports médiatiques nouveaux comme le Bondy Blog ou Street Press qui ont réussi à exister dans le champ médiatique.

Linda Guerry ajoute que les mobilisations de femmes dans l’hôtellerie sont anciennes. Comme en 1998, déjà, à Disney, mais personne n’en parlait. Ce sont des récits qu’on valorise aujourd’hui, dans la veine du renouveau féministe.

En réponse à la remarque d’Ilioné Schultz, Nina Sahraoui ajoute que le traitement médiatique différencié montre aussi la puissance des représentations et des imaginaires genrés et racisés. En 2015, on a assisté à une prolifération de commentaires sur la « crise des migrants » et des réfugiés. Les représentations des réfugiés syriens comme migrants musulmans représentant une menace pour nos sociétés étaient stigmatisantes, d’une part, mais surtout fausses par rapport à la réalité, d’autre part. Aujourd’hui, les migrants ukrainiens bénéficient de la protection temporaire, et on peut se réjouir que cela ait été possible, sans drame. Mais, en creux, ça souligne ce qui n’a pas été fait pour les autres groupes et que l’omniprésence du discours de la crise a déshumanisé les Syriens.

Pour compléter cette discussion sur les femmes en migration, Hélène Thiollet, coordinatrice scientifique de cette rencontre, ajoute qu’il est intéressant d’approcher la question telle qu’elle a été thématisée par Camille Schmoll. Pour désigner ce que la migration transforme dans la vie des femmes et leur rapport à la société, elle parle d’ « autonomie en tension », c’est-à-dire que la migration n’est ni totalement un vecteur d’émancipation, ni totalement d’exploitation. On saisit le phénomène dans la nuance, et on voit que la mobilité s’articule entre coercition et autonomisation, et que tout ça est dynamique dans la vie des femmes, dans le temps historique et biographique, et dans l’espace.


Références

Nina Sahraoui, Racialised Workers and European Older-Age Care. From Care Labour to Care Ethics, 2019, London & New York: Palgrave Macmillan, 277 p.

Alexis Nouss et Nina Sahraoui, Crise et migrations, Raisons Politiques, 2022, vol. 86. 

Jane Freedman, Nina Sahraoui et Elsa Tyszler, Gender-based violence as a “consequence of migration”: How culturalist framings of GBV have stigmatized migrant populations in France. In: Jane Freedman, Nina Sahraoui et Evangelia Tastsoglou (Eds) Gender-Based Violence in Migration - Interdisciplinary, Feminist and Intersectional Approaches. London & New York: Palgrave Macmillan, 2022.

Nina Sahraoui, "Le « nécropouvoir » dans le contrôle migratoire et ses implications genrées dans les périphéries postcoloniales françaises de l’Océan Indien", Migrations et Société, 2020, Vol. 32, n° 182, pp. 29-42. 

Linda Guerry, « Les recherches sur les femmes et les migrations (1970-2020) », Écarts d’identité. Migration, Égalité, Interculturalité, n° 136 , « Exil au féminin », 1er semestre 2021, p. 10-13.

Linda Guerry, Numéro 51 de la revue Clio. Femmes, Genre, Histoire "Femmes et genre en migration", Linda Guerry et  Françoise Thébaud (dir.), printemps 2020.

Linda Guerry, « De l’invisibilité à la valorisation de l’engagement. Les femmes dans les recherches sur l’immigration en France (1970-2020) », Hommes & Migrations, n° 1331, 2020/4, p. 17-23.

Linda Guerry, Le genre de l’immigration et de la naturalisation. L’exemple de Marseille (1918-1940), Lyon, ENS Éditions, 2013, 310 pages. Préface de Françoise Thébaud.

Linda Guerry, « Les grèves oubliées des immigrantes à Marseille », Plein droit, vol. 82, no. 3, 2009, pp. 36-40.

Nassira El Moaddem, Parcours de combattants, « Renuka Urapola, du Sri Lanka : "Tout était différent mais j’ai tout accepté. J’ai dit : je vais combattre” », France Inter, 24 juillet 2022.

Nassira El Moaddem, La newsletter "Combattant.e.s".

Ilioné Schultz, ARTE Regards - "Une station balnéaire bulgare dans la guerre", 24 avril 2023

Ilioné Schultz, ARTE Regards – "Roumanie cherche employés asiatiques", 9 décembre 2022