Désinfox #23

Non, les immigré·es ne viennent pas en France pour profiter du système de soins

"Les immigré·es viennent en France pour profiter du système de soins" est un poncif qui a la vie dure et associe depuis une vingtaine d’années les étrangers à des “profiteurs” et “des touristes médicaux”. Il laisse également entendre qu’une bonne prise en charge, notamment des soins, des étrangers contribuerait au prétendu “appel d’air” - une notion scientifiquement non prouvée. Ce qui fait dire avec ironie à un bénévole venant en aide aux personnes exilées à Calais: “C’est bien connu qu’un habitant du fin fond de la Syrie, un pays à feu et à sang, veuille venir à Calais parce qu’on y a installé trois douches!”. Ces amalgames et infox sont pourtant partagées dans la sphère politico-médiatique et reprises dans la rue par les quidams. 

Par Chloé Tisserand, Fellow de l'Institut Convergences Migrations 

La santé est rarement un motif de migration

Les conditions d’accueil et de confort, qui comprennent les aides médicales, ne peuvent justifier la migration des individus et ne peuvent être considérées comme des “pull factors” (ou facteurs d’attraction) évidents. Comme le rappelle Smain Laacher (2007, 2012), la migration est souvent un mouvement contraint, un arrachement au pays (Sayad, 1999) dominés par des “push factors” (guerre, famine, violence interpersonnelle etc.) forts qui mettent directement en danger la vie de la personne concernée. L’appel d’air médical est un cliché, comme le rappelle le Défenseur des droits, cité par Vincent Geisser (2019) qui a travaillé sur les fantasmes construits autour du tourisme médical:

Selon l’Observatoire européen de l’accès aux soins de Médecins du Monde, seules 6 % des personnes concernées citent la santé comme l’un des motifs de migration. Dans son rapport d’observations et d’activité pour 2017, l’association le Comede (Comité Médical pour les Exilés), qui assure la prise en charge médico-psycho-sociale de plus de 6 000 patients exilés par an, indique que la plupart des personnes reçues par l’association découvrent leur pathologie après leur arrivée en France (68 % pour l’ensemble des pathologies). C’est particulièrement le cas des demandeurs d’asile qui, dans 77 % des cas, découvrent une pathologie à l’occasion d’un bilan de santé effectué après l’entrée en France.”

Les titres de séjours pour soins sont aussi peu délivrés : selon les statistiques publiées en 2018 par le ministère de l’Intérieur, la délivrance de titres de séjour pour des motifs médicaux à l’issue d’une première demande d’admission représente moins de 2 % de la totalité des titres.

Une personne en situation irrégulière sur deux seulement est couverte par l’AME

À l’encontre de l’idée reçue selon laquelle les étrangers seraient des profiteurs et abuseraient de la générosité de l’État, Vincent Geisser s’appuie sur l’enquête Premiers pas de l’Institut de Recherche et de Documentation en Économie de la Santé (IRDES) qui rappelle que seulement 51% des immigrés irréguliers résidant depuis au moins trois mois en France sont couverts par l’Aide médicale d’État (AME). C'est une aide permettant à un·e immigré·e irrégulier·ère de se faire soigner gratuitement pour des soins de base.

L’AME représente environ 0,5% des dépenses totales de l’assurance maladie (André, Combes, 2019) soit 1 milliard d’euros, c’est à dire 44,7 fois moins que les dépenses militaires (Banque mondiale, 2019). L’attribution de l’AME n’est pas systématique et elle est parfois conditionnée à l’organisation administrative de l’Assurance maladie. Un management encourageant à la productivité et une organisation de travail soumise à la rationalisation des coûts ont un impact négatif sur le traitement de dossiers parfois complexes comme ceux des personnes exilées (Gabarro, 2012).

La santé n’est pas une priorité des personnes exilées

Des études récentes ont aussi étayé le fait que les personnes exilées contractent des pathologies, dont certaines graves, à leur arrivée en France. Cela s’explique principalement par l’inhospitalité des sociétés modernes, et les conditions de vie particulièrement dégradées dans lesquelles vivent nombre de ces personnes (Desgrées du Lou, 2017).

Le comportement des patients exilés en consultation médicale dénote aussi du caractère non prioritaire de la santé. Ainsi, beaucoup refusent des hospitalisations ou des traitements longs qui les amèneraient à renoncer à leur projet migratoire ou les ralentiraient dans leur tentative de passage des frontières. À l’hôpital de Calais, il n’est pas rare que des patients hospitalisés s’enfuient avec des plâtres aux jambes pour pouvoir passer. La santé est ainsi reléguée au second plan, argument supplémentaire s’il en faut pour désamorcer le terme de profiteurs.

Le non-recours aux dispositifs d’aide est aussi significatif, comme le démontrent Simon Combes et Jean-Marie André:

Selon les analyses réalisées auprès des patients par les associations impliquées sur ces questions, ce phénomène s’explique par quatre grands facteurs : la méconnaissance du dispositif, les exigences administratives, qui imposent la présentation de documents parfois difficiles à établir (notamment la justification d’une domiciliation), les difficultés linguistiques, qui limitent la possibilité d’échanges efficaces avec l’administration, et la crainte de l’interpellation, qui crée de l’hésitation à entreprendre des démarches.” (André, Combes, 2019)

Des conditions d’accès aux soins de plus en plus limitées

Le non-recours aux dispositifs de soins s’explique aussi par la complexification de l’accès à ces dispositifs. Les conditions juridiques et administratives pour l’accès aux soins des personnes exilées sont de plus en plus limitées.

Anaïk Pian (2015) a par exemple enquêté auprès des femmes primo-arrivantes atteintes de cancer et il apparaît que l’instabilité résidentielle et l’imbroglio administratif qu’elles subissent les éloignent du soin et de l’accès à une thérapeutique correcte: “[...] que ces femmes soient arrivées avec un visa de touriste, en situation irrégulière et/ou qu’elles soient en attente d’instruction d’une demande d’asile, les conditions administratives d’accès aux soins les confrontent généralement à des situations complexes, qui peuvent engendrer un retard dans le début des traitements.

En effet, les logiques sécuritaires prennent le pas sur les logiques sanitaires comme l’illustre le passage de certaines compétences médicales comme l'évaluation médicale des demandes de carte de séjour pour soin par exemple, du ministère de la Santé aux médecins de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) et au ministère de l’Intérieur. Autre illustration de ces conditions restrictives d’accès aux soins : l’instauration d’un délai de carence de trois mois avant que les demandeurs d’asile puissent accéder à la protection universelle maladie (Puma) [décret n°2019-1531 du 30 décembre 2019].

L’étranger “fraudeur” ou “touriste médical” : des préjugés infondés

La figure du “touriste médical” est aussi un préjugé qui se diffuse dans les milieux médicaux parmi les soignants et l’assistance sociale. “À eux seuls, ces termes soulignent les rapports de pouvoir et l’inégal droit à la mobilité qui structurent les modalités différenciées de la quête de soins dans un monde globalisé.” (Musso, 2017)

Cela a fait l’objet d’une analyse par Jérémy Geeraert (2016) qui remarque que les logiques de catégorisation peuvent amener les professionnels à construire des distinctions entre patient jugé comme “mauvais pauvre”, consommateur de soin pratiquant le “tourisme médical” - et un patient plus méritant, le “bon pauvre” dont la souffrance serait attestée.  Les premiers seraient illégitimes à accéder aux soins tandis que les seconds auraient leur place dans les structures de santé.

Le malade étranger peut donc être soupçonné de “jouer” le rôle du malade pour obtenir des droits. Ainsi, les autorités ont inscrit un volet de lutte contre la fraude dans leur politique de santé. Car un autre idée reçue va de pair avec celle de la figure du “touriste médical”: les étrangers seraient des “fraudeurs” et abuseraient largement le système de soin français. 

Pourtant, “les chiffres publiés en novembre 2018 par l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) dans son premier rapport remis au Parlement en application de la nouvelle procédure d’admission au séjour pour soins permettent d’écarter une troisième idée fausse selon laquelle les dispositifs prévus par la loi française au bénéfice des étrangers malades seraient massivement détournés par des étrangers n’en relevant pas. Le nombre de cas de fraude relevés par l’Office représente moins de 1 % des dossiers étudiés” (Geisser, 2019).

 Des droits qui régressent

Enfin, selon une autre idée reçue tenace, les étrangers seraient privilégiés par rapport aux nationaux. En réalité, le morcellement des aides médicales crée de la discrimination (André, Combes, 2019).

En effet, en analysant par exemple l’évolution historique de l’AME, il apparait que les personnes exilées voient leurs droits régresser : l’Assistance Médicale Générale - ancêtre de l’AME - était au départ une aide dévolue aux plus pauvres sans distinction ; puis avec la loi Pasqua (1993), la régularité du séjour est devenue une condition pour entrer dans la Puma (Céline Gabarro, 2018). A mesure que les français pauvres parviennent à intégrer le régime général, les étrangers, eux, sont soumis à un accès aux soins cloisonné et spécifique. Cette stratification discriminante coûte plus cher que l’intégration de tous dans un système commun, rappelle Vincent Geisser via le Défenseur des droits. 

Pour aller plus loin

Jean-Marie André, Simon Combes. Une analyse critique de l’aide médicale de l’État. 05/11/2019 8’. Fondation Jean-Jaurès.

Bartoli, Fabienne ; Rey, Jean-Louis ; Fellinger, Francis ; SauliÈre, Jérôme ; Hemous, Christophe ; Latournerie, Jean-Yves, L’aide médicale d’état : diagnostic et propositions [En ligne], Paris : IGF/IGAS, octobre 2019.

Desgrées du Loû, A., Ravalihasy, A. & Pannetier, J. (2017). Des situations de précarité qui exposent aux risques sexuels et au VIH. Dans : Annabel Desgrées du Loû éd., Parcours: Parcours de vie et santé des Africains immigrés en France (pp. 139-159). Paris: La Découverte.

Gabarro Céline, “Les demandeurs de l’aide médicale d’État pris entre productivisme et gestion spécifique”, Revue européenne des migrations internationales [En ligne], vol. 28 - n°2 | 2012.

Geeraert Jérémy, « Le touriste et le réfugié. Logiques de catégorisation des patients migrants et précaires à l’hôpital public », Cliniques méditerranéennes 2016/2, (n° 94), p. 69-82.

Geisser Vincent, « Les migrants coupables de la crise du système de santé publique ? Déconstruire les fantasmes sur le « tourisme médical » », Migrations Société, 2019/4 (N° 178), p. 3-11. DOI : 10.3917/migra.178.0003. 

Défenseur des droits, « Rapport sur les personnes malades étrangères : des droits fragilisés, des protections à renforcer », Paris : Défenseur des droits, 2019.

Laacher Smaïn, Le Peuple des clandestins, Paris, Calmann-Lévy, 2007.

Laacher Smaïn, Ce qu’immigrer veut dire, Paris, Le Cavalier Bleu, 2012.

Musso, S. (2017) « Comment l’anthropologie de la santé éclaire: certains enjeux des migrations»  . Idées économiques et sociales, 3(3), 20-27. 

Pian Anaïk, « Se faire soigner à l’étranger », Hommes & migrations, 1311 | 2015, 83-91.

Sayad Abdelmalek, La double absence, Paris, Seuil, 1999.

Documentation 

Mbaye, E. (2009). Sida et immigration thérapeutique en France : mythes et réalités. Sciences sociales et santé, vol. 27(1), 43 – 62. doi:10.3917/sss.271.0043.

Questions d'économie de la santé 245 : Le recours à l’Aide médicale de l’État des personnes en situation irrégulière en France : premiers enseignements de l’enquête Premiers pas. IRDES. Institut de Recherche en Economie de la santé.

Dépenses militaires (unités de devises locales courantes) - France | Data (banquemondiale.org)