Désinfox #16

Non, l’immigration n’est pas source de délinquance


“Ensauvagement”. Ce concept, popularisé par le  criminologue Xavier Raufer*, s’est emparé des milieux de l’extrême droite et ensuite de la droite pour suggérer un lien entre les immigré·es et des pratiques de délinquance. En 2020 encore, le ministre de l’Intérieur lui-même, Gérald Darmanin, a évoqué un “ensauvagement d’une partie de la société” (1). Or, d’une part en amalgamant des formes de délinquance très diverses et inégalement graves, ce terme crée de la confusion et nourrit la peur dans la population. Mais, d’autre part, les recherches disponibles (Mucchielli, 2020 ; Jobard et Nevanen, 2007 ; Tiberj et Simon, 2010)  sur le sujet ne permettent pas d’établir de lien entre immigration et délinquance. 

Laurent Mucchielli et Barbara Joannon pour Désinfox-Migrations

On retiendra du décryptage détaillé de cet élément de langage d'"ensauvagement" (2) qu’il sert à désigner la délinquance et les auteurs de violence, indistinctement, en amalgamant divers phénomènes depuis les incivilités jusqu’aux formes de violences extrêmes.

En outre, contrairement aux « sauvageons » de Jean-Pierre Chevènement en 1999 et « racailles » (3) de Nicolas Sarkozy en 2005 qui désignent expressément des individus, l’« ensauvagement » évoque un phénomène de société qui serait un processus de dé-civilisation, de rupture culturelle, et serait le fait d’un collectif indistinct.

Dans ce contexte, alors que l’actualité politique se concentre régulièrement autour des questions d’insécurité, de délinquance et de criminalité, nombreux sont celles et ceux parmi les politiques (4) , polémistes (5), (anciens) hauts fonctionnaires et magistrats (6) à faire explicitement le lien avec l’immigration. 

La cause de l’augmentation de la délinquance et de la criminalité serait ainsi une conséquence directe de l’immigration « massive » vers la France (7).

« 85 % des condamnés sont Français et 15 % de nationalité étrangère : est-ce “beaucoup” ? »

La revendication du lien de cause à effet entre immigration et délinquance s’appuie sur les perceptions des Français : en 2019, d’après la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), 37 % des personnes interrogées jugeaient que « l’immigration est la principale cause de l’insécurité » (+3 par rapport à 2018) (8). Les discours politiques alarmistes alimentent ces perceptions, d’autant plus s’ils émanent de responsables hauts placés comme un ministre de l’Intérieur.

L’essentiel des discours liant immigration /délinquance /criminalité sont fondés sur des arguments quantitatifs tels que la hausse des crimes et délits commis par des personnes immigrées, descendantes d’immigrés et étrangères ou encore la surreprésentation de ces mêmes personnes parmi les détenus en France.

Capture d’écran de la fiche-désinfox de Désinfox-Migrations 

Les statistiques nationales sur la délinquance (9) tiennent compte de la nationalité des personnes (française ou étrangère) et non pas du lieu de naissance (née en France ou immigrée) ou de celui des parents (née d’au moins un parent immigré ou non) (10). En excluant les personnes dont la nationalité est inconnue, 85% des condamnés sont Français et 15% de nationalité étrangère (11). Est-ce « beaucoup » ? C’est en tout cas une proportion importante – le double de la part des étrangers parmi la population française (7,5%) (12) – et cela demande à être analysé en détail.

« Des types de délinquance qui sont ceux  des milieux populaires »

D’abord, dans 99,2 % des condamnations de personnes de nationalité étrangère, les infractions sont des délits – dont plus de 55 % concernent la circulation routière et des vols – et dans seulement 0,8 % des crimes. 

S’il y a bien une hausse de 10 % des condamnations pour délits des personnes de nationalités étrangères entre 2006 et 2018 – et une baisse d’autant du nombre de condamnations pour crimes (13) – des variations s’observent sur la période : alors que le nombre de condamnations de personnes étrangères pour délits a baissé entre 2006 et 2012, il repart à la hausse depuis.

De plus, la part des étrangers dans les condamnations (y compris de Français·es) varie selon la nature de l’infraction : 25 % pour le travail illégal, 41 % pour les faux en écriture publique ou privée, près de 50 % des infractions douanières et 78 % pour les infractions relatives à la police des étrangers, c’est-à-dire, pour l’essentiel des infractions liées à la régularité du séjour des étrangers en France.

Pour compléter cette analyse et tenter de prendre en compte, au moins pour partie, les immigrés et leurs descendants, des recherches (14) ont été menées à partir de dossiers judiciaires, en codant l’origine des personnes à partir de la consonance de leurs patronymes. 

Il en ressort que les immigrés (dont les étrangers) et leurs descendants « sont surtout présents dans les types de délinquance qui sont typiquement ceux des milieux populaires, mais qui sont également les formes de délinquance les plus visibles, les plus simples [voir le paragraphe précédent. Ndlr] et donc les plus réprimées par la police et la justice » (15). 

Cette dernière citation permet de toucher du doigt deux facteurs d’analyse clés pour appréhender la délinquance des immigrés, dont les étrangers, ainsi que de leurs descendants, et ainsi mieux informer le débat public sur cette question.

Discriminations et inégalités : deux facteurs d’analyse clés

Capture d'écran de la fiche- Désinfox de Désinfox-Migrations

Le premier facteur, largement étayé par les travaux de la recherche, est le traitement discriminatoire dont sont victimes les personnes immigrées (étrangères ou pas) et leurs descendants (16), à commencer par les contrôles au faciès (17). Ainsi, les représentations racistes orientent la vigilance policière, contribuant de fait à la surreprésentation des personnes immigrées et leurs descendants parmi les personnes interpellées et condamnées (18). 

Un autre aspect de ces discriminations est à chercher dans le traitement des étrangers par le système judiciaire. Si les magistrats ne discriminent pas consciemment les étrangers, des travaux de recherche sur le sujet montrent qu’à infractions égales les étrangers sont plus lourdement sanctionnés que les nationaux : la précarité juridique et sociale des étrangers y joue un rôle déterminant (19). 

Le deuxième facteur est à chercher du côté des inégalités socio-économiques et territoriales. Comme indiqué plus haut, la délinquance des immigrés (dont les étrangers) et de leurs descendants est d’abord une délinquance de milieux populaires, une délinquance de « pauvres », fortement liées aux conditions de vie dans les quartiers populaires (20).

Or, il est établi que les immigrés et leurs descendants sont surreprésentés parmi les catégories socio-économiques et les territoires les moins favorisés (21). Les personnes immigrées originaires d’Afrique sont surreprésentées parmi les ouvriers et les employés (32% contre 19% pour les non-immigrés) et sous-représentées parmi les cadres (13% contre 20% pour les non-immigrés) (22). L’analyse de l’Insee la plus récente et la plus détaillée sur les conditions de vie des personnes immigrées et leurs descendants montre qu’en 2010, la pauvreté en termes de conditions de vie (23) affecte 19% des ménages immigrés, contre 13% en moyenne. Par exemple, 30% des ménages immigrés déclarent qu’en règle générale, l’ensemble des revenus est insuffisant pour couvrir toutes les dépenses courantes (24). Les personnes immigrées sont aussi surreprésentées dans les quartiers les plus denses en logements sociaux et en chômeurs (25). 

Une analyse spécifique permet d’établir que les proportions de jeunes pris en charge par la Justice à Marseille et la part des immigrés, dans les arrondissements où habitent ces jeunes, ne sont pas significativement différentes (26). Ainsi, dès lors que l’on ramène la répartition par origine à un niveau géographique assez fin, la surreprésentation disparaît.

Une réponse politique inadaptée

L’ensemble de ces données ont récemment été rappelées par des statisticiens (27) et sociologues (28) pour contextualiser la surmortalité liée à la Covid-19 parmi les personnes immigrées. Elles n’ont en revanche pas été commentées par les politiques, a fortiori depuis que le débat médiatique tourne autour des questions de sécurité.

Dès lors, prétendre vouloir s’attaquer à l’immigration, parfois improprement qualifiée de « massive » (29) pour réduire la délinquance semble infondé. 

C’est, bien davantage, une lutte efficace contre les inégalités sociales, scolaires et territoriales qui permettrait, à moyen terme, de diminuer les actes de délinquance au sein des milieux populaires dont les immigrés et étrangers sont une composante.

Il est certes difficile d’appréhender de façon synthétique toutes les nuances et la complexité des rapports entre immigration et délinquance. Pour autant, le large écho médiatique que trouvent les discours simplistes, souvent faux et imprégnés de xénophobie, faisant de l’immigration la principale cause de la délinquance, renforce la construction d’un imaginaire collectif « d’ensauvagement ». Au risque d’aggraver encore les tensions sociales et de polariser le débat public sur des enjeux faussés.


*Xavier Raufer est le pseudonyme utilisé par Christian de Bongain, essayiste et criminologue français.