Désinfox #14

Rapport de la Cour des comptes sur l’entrée, le séjour et le premier accueil des personnes étrangères en France 


Dans son rapport, la Cour des comptes dit travailler « à politique constante » : elle formule quatorze recommandations susceptibles, selon elle, d’améliorer l’efficacité des procédures actuelles sans remettre en cause les objectifs de la politique migratoire (1). Pourtant, à y regarder de près, la Cour ne se contente pas de jouer les ingénieurs en process soucieux d’optimiser une chaîne de traitement. Elle soulève en amont des questions de fond sur la cohérence de la politique migratoire.

François Héran

La Cour, en premier lieu, ne tombe pas dans le panneau des chiffres absolus, abondamment maniés dans le débat public. S’il est vrai que les flux d’entrée augmentent régulièrement, ils restent modestes dès qu’on prend la peine de les rapporter à la population du pays. C’est vrai de la demande d’asile comme des autres flux migratoires. Ainsi, la Cour souligne que ces chiffres, « bien qu’en augmentation constante, placent la France parmi les grands pays les plus restrictifs en termes de séjour. Avec une moyenne de 3,72 titres de séjour accordés pour 1 000 habitants en 2016, la France se situe nettement en-deçà de la Suède (14,53 titres), de l’Allemagne (12,18 titres) ou de l’Espagne (7,65 titres) » (2). 

Or la Cour a mené son enquête auprès de chercheurs dans le dernier trimestre 2019, alors que les parlementaires étaient invités à organiser un « débat sur l’immigration » sur la base de données chiffrées qui faisaient de la France, à égalité avec l’Allemagne, la championne de la demande d’asile en Europe, en raison de « facteurs d’attractivité » prétendument sans équivalent à l’étranger. Plusieurs chercheurs·euses ont alors expliqué la nécessité de comparer l’ampleur de la demande d’asile dans les pays européens en maniant les chiffres relatifs. Message reçu par la Cour, que le ministère de l’Intérieur, dans sa réponse, ne cherche pas à réfuter. S’ils utilisent des chiffres en valeur relative, les débats politiques à venir n’en seront que plus pertinents »

L’argument suprême de la Cour consiste à interroger le concept même de « maîtrise » ou de « contrôle » de l’immigration. Elle souligne cruellement le fait que cet objectif affiché de manière continue dans les lois successives sur l’immigration (jusque dans leur titre) est contredit par l’augmentation constante du nombre de titres de séjour depuis dix ans. La demande d’asile, de même que la réunification familiale lato sensu, est nourrie par les conventions internationales ; le législateur et les pouvoirs publics peuvent tout au plus modifier leurs conditions d’exercice, mais ne peuvent remettre en cause leur principe juridique. En fin de compte, l’idée même d’une politique migratoire comprise comme la capacité des gouvernements à limiter les flux migratoires, ne tient pas.

Le ministre de l’Intérieur tente de réfuter l’argument en défendant l’autonomie du politique, mais sa réplique n’est guère convaincante : le législateur et l’administration ont beau durcir régulièrement les conditions d’exercice du droit d’asile et du regroupement familial, ils n’ont jamais osé remettre en cause les principes internationaux qui les alimentent. Les deux protagonistes du débat partagent en fait une vision commune pour le moins problématique : le respect du droit international et des droits de l’homme ne ferait pas partie de la politique migratoire ; il s’agirait d’une force essentiellement extérieure (européenne ou internationale) réduisant notre souveraineté. Or, on pourrait raisonner de tout autre manière en considérant que le respect des droits fait partie intégrante d’une politique migratoire active qui intégrerait pleinement l’enjeu de protection des droits des personnes migrantes.

3. Les quotas : entre outil de plafonnement et moyen de fixer des objectifs de recrutement

En proposant d’emboiter le pas au Canada pour opérer la sélection des immigrants les plus qualifiés, la Cour des comptes entend rendre à la politique migratoire une fonction active, que le respect des droits fondamentaux ne suffirait pas à assurer. Ce à quoi le ministère de l’Intérieur réplique en expliquant que la France n’est pas le Canada : n’ayant pas les mêmes besoins de main‑d’œuvre, elle devrait privilégier le travail des nationaux.

Les deux protagonistes sont lucides sur la signification du système canadien des quotas : il ne vise pas à réduire l’immigration mais à l’amplifier pour les années à venir, tout en lissant la courbe de leur croissance. Mais si la Cour se fourvoie en s’imaginant que la version canadienne de l’« immigration choisie » est transposable en France (on a vu comment un tel projet avait échoué sous le quinquennat Sarkozy), le ministère de l’Intérieur, de son côté, a tort de postuler que l’immigration qualifiée ferait nécessairement concurrence aux chômeurs nationaux si l’on regarde les travaux publiés à ce sujet (3).

On a constaté les mêmes contradictions sur les quotas d’immigration à l’automne 2019. Début octobre 2019, le Premier ministre, Édouard Philippe, avait admis à la tribune de l’Assemblée nationale que l’idée de quotas d’immigration n’était pas taboue à ses yeux. La droite avait salué cette offensive contre le « politiquement correct », espérant des restrictions supplémentaires apportées à l’immigration professionnelle.

Mais, en novembre, le discours de Muriel Pénicaud, chargée de mettre en œuvre les nouvelles mesures du gouvernement, rendait un tout autre son de cloche : les quotas n’étaient plus un outil de plafonnement drastique des flux migratoires, mais un moyen de se fixer des objectifs de recrutement pour les entreprises en quête de main‑d’œuvre qualifiée : un train peut en cacher un autre et en matière de politique migratoire la transparence des objectifs (réels) n’est pas de rigueur.

La Cour des comptes reprend le montant total énoncé dans le document de Politique Transversale « Politique française de l’immigration et de l’intégration », annexé chaque année au projet de loi de finances et qui lui-même agrège les crédits de la mission immigration et asile gérée par le ministère de l’Intérieur aux crédits de 17 autres programmes répartis dans 13 autres missions du budget général de l’État (4). 

Ici encore la Cour des comptes veille à éviter le biais lié à l’affichage de données brutes, pour mettre en évidence l’évolution de la part dédiée à ces politiques par rapport au budget de l’Etat. Si, entre 2012 et 2019, le coût est passé de 4,38 à 6,57 milliards d’euros en 2019, cela correspond à une augmentation de 0,28 points des dépenses totales de l’Etat (passant de 1,13% en 2012 à 1,41% en 2019). Cette augmentation régulière et modérée, est elle-même attribuable à l’accroissement, également modéré des flux, en particulier de la demande d’asile.

On pourrait enfin commenter les nombreux commentaires sur le chiffrage du coût de l’immigration, dont ceux faisant valoir une sous-estimation par la Cour des comptes. La revue d’Élisabeth Lévy, Causeur.fr, a publié ainsi une diatribe intitulée « L’immigration coûte bien plus que 6,57 milliards d’euros à la France : la Cour des comptes sous-évalue le coût de l’immigration » (Paul Tremblais, 14 mai 2020). 

Alors que la Cour, dans la ligne du rapport commandé par Philippe Séguin dix ans plus tôt, se limite à chiffrer le coût des programmes d’accueil, d’intégration, de soin et… d’expulsion, l’auteur prétend inclure dans le calcul le poids de la « seconde génération ». Il n’évalue plus le coût des flux d’entrée mais celui, comme disent les démographes, des stocks, ce qui change automatiquement l’échelle. Si l’on constate que les enfants d’immigrés représentent 11 % des élèves, on leur attribuera 11 % du budget de l’Éducation nationale, et l’on tentera de reproduire la même opération pour d’autres ministères. Calcul absurde, qui revient à se demander ce que coûte un quart de la population aux trois quarts restants ! Calcul incomplet, comme l’ont montré nombre d’économistes (Chojnicki, Ragot, Mouhoud, d’Albis…) (5), car c’est oublier que les immigrés et leurs descendants ne sont pas seulement des bénéficiaires des services sociaux, mais aussi des producteurs, des consommateurs, des contribuables et des cotisants, ni plus ni moins que le reste de la population. C’est donc à juste titre que la Cour des comptes s’est abstenue d’entrer dans ce débat.




Notes