Désinfox #7

La démission du directeur exécutif de Frontex, Fabrice Leggeri, en avril 2022, a semblé donner raison aux accusations des détracteurs de cette Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Si ses attributions comprennent le « respect des droits fondamentaux dans l’ensemble de ses activités aux frontières » de l’Union européenne (UE), sa mission de contrôle des frontières constitue, dans les faits en tout cas, un obstacle. Éclairage. 

Par Edouard Nkurunziza et Tania Racho 

La sécurisation des frontières n’est pas cumulable avec la gestion humanitaire des flux migratoires (photo : Frontex)

Veiller au respect des droits des personnes migrantes d’une part, et surveiller les frontières de l’Union européenne d’autre part, les deux principales missions de Frontex semblent se chevaucher car le mandat de l’Agence reste assez ambiguë. Ainsi, des auteur·es proposent la dissociation des deux missions dont est toujours investie Frontex, à ce jour (Grémare, 2012 ; Racho, 2018) mais le cumul des deux fonctions ne semble pas pour autant impensable. 

En pratique, assurer une gestion humanitaire des flux migratoires aux frontières externes de l’Europe paraît difficilement cumulable avec la mission de leur sécurisation dans le cadre de la lutte contre la criminalité et le terrorisme. Une même personne ne peut, en effet, pas revendiquer en même temps une « approche humanitaire de protection et un regard suspicieux pour détecter un potentiel criminel » (Racho, 2018, p. 170).

Cette duplicité dans les missions contradictoires de l’agence de garde-frontières et garde-côtes de l’Union européenne a été dénoncée (1) par Fabrice Leggeri lui-même, aux commandes de l’agence de 2015 à 2022.

Bras de fer entre l’Agence et des « humanitaires »

En pratique, Frontex a donc opéré un choix : la sécurisation des frontières sur fond d’actions particulièrement musclées qui ne pouvaient pas laisser silencieux les humanitaires et autres défenseur·es des droits humains – en particulier des droits des personnes migrantes. Cette agence de l’Union européenne a été épinglée par des ONG qui l’accusent régulièrement de violations des droits humains à travers des opérations illégales de refoulement des migrants (pushbacks) et de complaisance, notamment envers les autorités grecques, sur des renvois brutaux vers la Turquie (2).

Des ONG accusent régulièrement Frontex de violations des droits humains
à travers des opérations illégales de refoulements des migrants (Droits réservés)

En effet, depuis 2006, dans la région de la mer Égée, à la frontière entre les deux pays, une pratique récurrente d’agents de Frontex consiste à refouler les migrant·es vers la Turquie, sans que ces dernier·ères puissent faire valoir leurs droits (Ottavy et Clochard, 2014). En avril 2022, une enquête du Monde et Lighthouse Reports (3) a révélé que, entre mars 2020 et septembre 2021, l’agence Frontex avait enregistré des dizaines de refoulements illégaux vers la Turquie comme de simples opérations de « prévention au départ » – des cas de bateaux de migrant·es interceptés ou déroutés avant qu’ils aient atteint les eaux grecques notamment.

“Certains auraient voulu en faire […] une agence humanitaire.
Mais le rôle de cette Agence […] c’est quand même plutôt de faire
la police des frontières des États.”

Si l’ex-directeur exécutif de Frontex n’admet pas d’éventuelles violations des droits fondamentaux de l’Agence sous son mandat, celui qui a été contraint à remettre son tablier, fin avril dernier à la suite d’une enquête de l’Office de lutte antifraude de l’UE sur la gestion de l’Agence, semble affirmer cependant qu’il n’est pas dans le rôle de l’Agence d’assumer une quelconque mission humanitaire. Fabrice Leggeri, cité par Public Sénat dans un article du 14 juin 2022, déclare : « certains auraient voulu en faire […] une agence humanitaire. Mais le rôle de cette Agence […] c’est quand même plutôt de faire la police des frontières des États. C’est une agence qui ressemble à une agence de police. » Une enquête de l’Office de lutte anti-fraude est en cours, qui concerne cette fois le financement de ces opérations de push-back.

Une nouvelle Agence pour l’asile ou la prise de conscience de l’Union européenne

À sa démission, comme pour expliquer qu’il n’avait pas à veiller à la protection des droits des personnes migrantes et, en conséquence, que les griefs qui lui étaient reprochés ainsi qu’à son agence n’avaient pas lieu d’être, Fabrice Leggeri a affirmé : « Il semble que le mandat de Frontex sur lequel j’ai été élu et renouvelé en juin 2019 a silencieusement mais effectivement été modifié » (4). Le directeur exécutif de l’Agence est nommé par le Conseil d’administration de Frontex composé de membres des autorités de gestion des frontières des 26 États membres et deux membres de la Commission européenne, à partir d’une liste proposée par les États membres.

En démissionnant, Fabrice Leggeri a voulu tout de même battre
en brèche les reproches en expliquant que le mandat de Frontex
avait silencieusement été modifié.

L’Union européenne semble aussi ajouter à l’ambiguïté initiale du mandat de l’Agence en mettant en place, en janvier 2022, l’Agence de l’Union européenne pour l’asile (AUEA) dont l’un des principaux fondements est de veiller sur les conditions d’accueil des personnes exilées.

Cette nouvelle approche paraît constituer le système opérationnel de surveillance des droits fondamentaux exigé de Frontex par les députés européens fin 2021 contre le déblocage du gel de 90 millions d’euros suite aux manquements dont elle était accusée. (5) Ainsi, en vertu de l’article 21 du règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à l’Agence de l’UE pour l’asile, celle-ci peut notamment, en collaboration avec Frontex à travers les équipes d’appui à la gestion des flux migratoires : assister le filtrage des migrants (identification, enregistrement, relevé d’empreintes digitales, etc) ; donner des informations requises à ceux qui souhaitent demander l’asile ; enregistrer des demandes de protection internationale ; etc. (6)

Il paraît donc crucial pour l’Union européenne de redéfinir le mandat de Frontex pour le rendre plus clair et moins ambigu, y compris dans les relations à venir avec l’Agence de l’Union européenne pour l’asile.

Les chiffres de l'Agence Frontex : des records d'arrivées irrégulières ?


L'Agence Frontex publie régulièrement des chiffres présentés comme ceux de l'immigration irrégulière. Repris dans les médias, ils sont interprétés comme concernant le nombre de personnes entrées de façon irrégulière dans l'Union européenne. En réalité, comme l'Agence le relève en fin de communique, il s'agit de détections de franchissement et non de personnes. Une même personne peut tenter plusieurs fois de franchir la frontière et être comptabilisée pour chacune de ses tentatives. Impossible donc de déterminer à partir des chiffres de détection le nombre de personnes qui ont franchi irrégulièrement les frontières externes de l'Union européenne.

Ensuite, l'Agence indique que les détections d'entrées irrégulières sont plus nombreuses en 2022, atteignant un record. Il faut rappeler que Frontex a vu son budget augmenté au fil des années (7), avec davantage d'agents, impliquant mathématiquement la possibilité de plus nombreux contrôles. Les chiffres de l'OIM (Organisation internationale des migrations) ne correspondent d'ailleurs pas à ceux de l'Agence, "qui compile à la fois ses propres données de terrain, les données des autorités nationales et les données obtenues dans les médias" (8), nécessitant donc de mettre en contexte ces chiffres. 


Notes